Pluriactivité et migrations

Passer les frontières, se jouer des Etats et des lois

Par Guillaume Lebaudy

  • Terre en mouvement

    Laurent FRAPPA

  • Dans les hautes vallées du Piémont (Stura, Maira, Susa, Roya), frontalières avec la France, on pratiquait volontiers le métier – discret mais lucratif – de contrebandier, élément important de la pluriactivité des populations frontalières. Nuitamment, après les soins donnés aux animaux, les paysans partaient sur les chemins et franchissaient des cols qu’ils connaissaient bien (qui étaient aussi ceux de la transhumance et de la chasse) pour « tomber en France » : « Pendant la guerre, mon père faisait la contrebande. Combien de fois les douaniers lui sont passés à coté, à quatre doigts ! Il était avec le sel sur le dos, il ne bronchait pas, caché derrière un rocher. Il voyait les étoiles des uniformes des douaniers briller au clair de lune, et quand ils étaient passés, pfuit ! Il connaissait tous les ponts, toutes les rivières, les passages pour venir de San Michele di Prazzo à pied, du col Sautron, depuis Larche. Tout à travers les montagnes, sac à dos, avec vingt-cinq kilos de sel, pour la famille » (B., originaire de la vallée de la Maira).

    Le sel se troquait contre du riz : « Ici tout le monde faisait de la contrebande, c’était un peu notre gagne pain. Nous, on allait acheter là-bas le riz et la polenta, en Piémont ils avaient une qualité de riz, ils appelaient ça le "maratin", il était très bon, on en portait des fois cent kilos, on allait chercher avec le mulet à Pouriac » (V., habitant du Pra, vallée de la Tinée, Alpes-Maritimes).

    Il passait aussi des moutons par troupeaux de cent entre la vallée de la Stura et celle de la Tinée, par Ferrière, village dont les habitants – surnommés « les terribles » – étaient connus pour pratiquer la contrebande, hommes et femmes : « Il y avait une femme, elle chiquait comme les hommes, elle faisait passer de l’alcool sous ses jupes. Les douaniers la connaissaient mais ils n’osaient pas l’arrêter » (V.).

    Il passait également des hommes qui partaient travailler en France. Chez ceux qui s’engageaient en tant que bergers auprès des grands propriétaires de troupeaux provençaux, les récits d’émigration sont tissés de passages clandestins de la frontière au beau milieu des troupeaux, au nez et à la barbe des douaniers. Il y eut aussi des départs dramatiques à l’époque du fascisme en Italie : « Les fascistes sont venus au village, la milice, ils ont tout cassé chez nous. C’était en 1931. J’ai décidé de partir. On a passé la frontière de contrebande, la nuit, par Pianese et Larche. On était une douzaine de jeunes. On a dit : “on vient travailler, nous autres on en a marre de l’Italie”. J’ai travaillé un peu à Serre-Ponçon, parce qu’à ce moment-là ils devaient faire le pont de la ligne de chemin de fer pour aller à Barcelonnette ».

    Loin d’être un mur infranchissable, la frontière était surtout zone de passage dont se jouaient les populations locales en usant de stratégies de contournement qui révèlent les capacités d’actions des communautés et des individus face aux Etats et à leurs lois réglant la circulation des biens et des individus. 

    Extrait du film &quot;Terre en mouvement&quot;<br />
    A l'approche de l'hiver, les paysans queyrassins pratiquent différentes activités, échangent et commercent avec les habitants du Piémont.<br />
    <br />
    Résumé du film<br />
    Du Moyen Age au XXIe siècle, la vallée du Queyras, dans les Hautes-Alpes, a connu de multiples phénomènes migratoires qui ont influencé son identité. Migrations saisonnières, émigration définitive, immigration : librement choisis ou imposés par des raisons religieuses, économiques ou des catastrophes naturelles, ces déplacements de population ont jalonné l'histoire de ce territoire de haute montagne. Nourri de très nombreuses interventions de queyrassins natifs ou nouveaux venus, de descendants d'émigrés, d'érudits, conteur, sociologue et historien, ce documentaire met en valeur l'identité du Queyras, son histoire et cite plusieurs personnages marquants. Sont ainsi abordés : les Escartons briançonnais, les guerres de religion du XVIe siècle, les conséquences de la révocation de l’Édit de Nantes, les inondations de 1957, les migrations de travailleurs saisonniers tant dans les siècles passés que de nos jours, les prémices du tourisme et son actuelle influence sur la démographie.
      • Année
      • 2007
      • Producteur
      • Didier MALLET
      • Réalisateur(s)
      • Laurent FRAPPA
      • Cameraman
      • Laurent FRAPPA
      • Son
      • Timothé ALAZRAKI